Le modèle social du handicap constitue une avancée théorique et politique majeure dans la compréhension du handicap. En opposition au modèle médical, qui considère le handicap comme un problème individuel relevant de la pathologie, le modèle social redéfinit le handicap comme un phénomène contextuel, produit par les barrières sociales et environnementales, et non par les seules déficiences physiques ou mentales (Oliver & Barnes, 2010 ; Lejeune et al., 2017). Cette vision révolutionnaire repose sur l’idée que le handicap n’est pas intrinsèque à la personne, mais qu’il résulte d’une interaction avec une situation inadaptée. On parle alors de “situations de handicap”. Une telle approche permet de concevoir l’inclusion des personnes en situation de handicap grâce à la transformation de l’environnement physique et des pratiques sociales.
Le modèle social du handicap à l’origine des “situations de handicap”
Le modèle social est né dans les années 1970, une période marquée par des mouvements pour les droits civiques aux États-Unis, et une montée de la conscience sociale autour des discriminations subies par différents groupes marginalisés (Oliver, 1990). Les premiers travaux posant les bases de ce modèle sont ceux de Mike Oliver, qui ont mis en lumière la manière dont les personnes handicapées sont exclues non en raison de leurs déficiences, mais parce que la société n’a pas adapté ses infrastructures, ses lois et ses pratiques sociales à leurs besoins.
En effet, le modèle social adopte une perspective situationnelle et temporelle du handicap. Contrairement au modèle médical qui fixe les personnes dans une condition permanente de déficience, le modèle social reconnaît que le handicap peut varier en fonction du contexte. Par exemple, dans un bâtiment bénéficiant d’un ascenseur, une personne à mobilité réduite ne sera pas nécessairement en situation de handicap. De même, une personne se cassant la jambe sera temporairement en situation de handicap dans la plupart des stations de métro parisiennes. Enfin, le vieillissement peut entraîner l’apparition de déficiences temporaires ou permanentes, de fait un grand nombre de personnes rencontreront des situations de handicap au cours de leur vie, même si elles ne sont pas considérées comme « handicapées » à un moment donné (Freund, 2001).
Le modèle social du handicap
Cette perspective permet de souligner l’importance d’un environnement inclusif pour tous, au-delà des seules personnes en situation de handicap. Nora Groce (1985) a notamment montré que, dans certaines sociétés, les caractéristiques que le modèle médical qualifierait de « handicapantes » ne conduisent pas nécessairement à une exclusion. Par exemple, sur l’île de Martha’s Vineyard, aux États-Unis, une communauté de personnes sourdes vivait intégrée à la société locale, car tous les habitants étaient bilingues, maîtrisant à la fois la langue des signes et l’anglais parlé. Dans ce contexte, la surdité ne constituait pas un handicap car l’environnement social était adapté.
Le modèle social et l’entreprise : quelle transformation inclusive ?
Le travail est un domaine où les implications du modèle social du handicap sont particulièrement significatives. Comme l’ont souligné Barnes et Mercer (2005), l’exclusion des personnes handicapées du monde professionnel n’est pas simplement due à des déficiences individuelles, mais résulte d’une combinaison de barrières d’accès. Ces obstacles incluent le manque d’accessibilité des lieux de travail, l’absence de technologies d’assistance, des discriminations culturelles, ainsi que des préjugés à l’égard des capacités des personnes handicapées.
De fait, l’exclusion structurelle des personnes en situation de handicap ne peut pas être résolue uniquement par des approches qui visent à « réhabiliter » les individus afin qu’ils s’adaptent au marché du travail ordinaire. Van Laer et al. (2020) plaident pour une transformation plus radicale des environnements de travail, afin de les rendre non seulement accessibles, mais également de changer la culture des organisations afin d’accueillir la diversité des capacités de tout à chacun.
Le modèle social appelle donc à un changement fondamental dans la manière dont les entreprises fonctionnent, en créant des espaces où l’égalité des chances devient une réalité concrète. Il s’agit d’un défi important qui nécessite une révision des politiques de recrutement, des pratiques managériales, des processus d’aménagement raisonnable et de mise en accessibilité, mais également de la stratégie des entreprises axée sur la productivité à court terme. La promotion d’un environnement inclusif ne profite pas seulement aux personnes handicapées, mais à l’ensemble des employés, en favorisant le développement des capacités de tous.
Le modèle social comme boussole pour le changement social
Le modèle social du handicap va au-delà du cadre professionnel : il est aussi une boussole pour le changement social. Il permet d’identifier les dynamiques d’exclusion dans tous les aspects de la société, qu’il s’agisse du travail, de l’éducation, des loisirs ou des transports (Oliver, 2013). En se concentrant sur la nécessité de réformer les environnements pour les rendre accessibles à tous, ce modèle met en lumière l’impact positif des réformes inclusives sur l’ensemble de la société. Par exemple, l’introduction de rampes d’accès dans les espaces publics bénéficie à un large public, au-delà des seules personnes en situation de handicap, comme par exemple les personnes avec une valise ou une poussette.
L’un des aspects clés du modèle social est son caractère universel. En se concentrant sur les environnements et non sur les déficiences des individus, il appelle à des réformes qui profitent à l’ensemble de la population. Il propose une vision où la diversité humaine est non seulement acceptée, mais encouragée et intégrée. L’objectif final est de créer une société véritablement inclusive, dans laquelle chacun, quel que soit son état physique ou mental, peut participer pleinement à la vie sociale, professionnelle et culturelle (Lawson & Beckett, 2020).
Pour cela, il est essentiel d’écouter les personnes concernées et de les impliquer activement dans les processus décisionnels. Dans cette optique, le modèle social ne se limite pas à une analyse théorique, mais constitue également un mouvement activiste visant à transformer en profondeur les structures de la société. Il s’inscrit dans une démarche de justice sociale et de droits humains, cherchant à éliminer les inégalités et à créer des conditions favorisant la participation et l’autonomie pour tous.
Conclusion
L’approche du modèle social du handicap reflète une transformation radicale dans la manière dont nos sociétés perçoivent le handicap, en déplaçant le focus de la « normalisation » des individus vers l’adaptation des environnements. Le modèle social du handicap est aujourd’hui reconnu comme une conceptualisation scientifique rigoureuse du handicap, en le différenciant de la maladie ou de la déficience. La législation internationale se base notamment sur la perspective du modèle social, comme dans la Constitution internationale relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU. Finalement, l’intégration de ce modèle nous pousse à étendre notre réflexion sur la manière d’accompagner les Travailleurs Indépendants Handicapés et, plus largement, les Travailleurs Handicapés, en s’attaquant aux barrières structurelles qui provoquent des situations de handicap limitant leur capacité d’agir.
Article rédigé par Dr Narcis Heraclide, responsable R&D.
Bibliographie
Barnes, C., & Mercer, G. (2005). Disability, work, and welfare: Challenging the social exclusion of disabled people. Work, Employment and Society, 19(3), 527–545. https://doi.org/10.1177/0950017005055669
Freund, P. (2001). Bodies, Disability and Spaces: The social model and disabling spatial organisations. Disability and Society, 16(5), 689–706. https://doi.org/10.1080/09687590120070079
Groce, N. E. (1985). Everyone Here Spoke Sign Language: Hereditary Deafness on Martha’s Vineyard. Cambridge: Harvard University.
Lawson, A., & Beckett, A. E. (2020). The social and human rights models of disability : towards a complementarity thesis. The International Journal of Human Rights, 1–32. https://doi.org/10.1080/13642987.2020.1783533
Lejeune, A., Hubin, J., Ringelheim, J., Robin-Olivier, S., Schoenaers, F., & Yazdanpanah, H.
(2017). Handicap et aménagements raisonnables au travail. Importation et usages d’une
catégorie juridique en France et en Belgique.
Oliver, M. (1990a). The ideological construction of disability. In The politics of disablement (pp. 43–59). London: Red Gloss Press.
Oliver, M., & Barnes, C. (2010). Disability studies, disabled people and the struggle for inclusion. British Journal of Sociology of Education, 31(5), 547–560. https://doi.org/10.1080/01425692.2010.500088
Oliver, M. (2013). The social model of disability: thirty years on. Disability & Society, 28(7), 1024–1026. https://doi.org/10.1080/09687599.2013.818773
Van Laer, K., Jammaers, E., & Hoeven, W. (2020). Disabling organizational spaces: Exploring the processes through which spatial environments disable employees with impairments. Organization, 29(6), 1–18. https://doi.org/10.1177/1350508419894698
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