Le concept d’aménagement raisonnable s’intègre au modèle social du handicap, qui conçoit le handicap comme une situation produite par la rencontre d’une personne et d’un environnement physique ou social inadapté. Avant tout un outil juridique, l’obligation d’aménagement raisonnable demande aux organisations publiques et privées d’adapter leur environnement et leurs pratiques pour lever les barrières d’accès provoquant des situations de handicap. L’aménagement raisonnable pose alors la responsabilité de la situation de handicap sur la société et non pas sur l’individu en situation de handicap.
Cet article explore les origines, les fondements théoriques, et les implications pratiques de l’aménagement raisonnable pour finalement s’interroger sur son application au cas des TIH.
L’obligation d’aménagement raisonnable : un outil juridique aux origines nord-américaines
Reprenant les grands principes du modèle social du handicap, la Convention Internationale relative aux Droits des Personnes Handicapées (CIDPH) de l’ONU déplace la charge de l’inclusion vers les organisations publiques et privées. En d’autres termes, ce ne sont pas les personnes handicapées qui doivent s’adapter, mais la société qui doit évoluer pour éliminer les obstacles discriminatoires. Dans ce contexte, l’aménagement raisonnable apparaît comme une réponse concrète pour lever les barrières d’accès dans divers domaines, notamment l’emploi. En effet, en ajustant les conditions de travail, il permet aux personnes handicapées de participer pleinement à la vie professionnelle sur un pied d’égalité avec leurs pairs non handicapés.
Originaire d’Amérique du Nord, le concept d’aménagement raisonnable (reasonable accommodation) est tout d’abord introduit pour les cas de discrimination religieuse.
Par exemple, en 1972, le Equal Employment Opportunity Act, amendement du Civil Rights Act de 1964, introduit cette notion pour permettre aux employés de pratiquer leur religion sans être pénalisés par leur employeur aux Etats-Unis (Bribosia et al., 2010 ; Ferri, 2018).
Au Canada, cette obligation juridique s’est imposée sous le nom d’accommodement raisonnable. Dans ce contexte, c’est l’affaire Human Rights Commission (O’Malley) v. Simpson-Sears Limited de 1985 qui illustre l’apparition de l’accommodement raisonnable. En ce sens, la Cour suprême canadienne a jugé qu’un employeur refusant de modifier les horaires d’une employée pour lui permettre d’observer le shabbat commettait une discrimination indirecte.
Ainsi, cette décision historique a posé les bases d’un cadre juridique visant à équilibrer les besoins individuels et les impératifs organisationnels (Gründler, 2017).
Handicap et aménagement raisonnable : une évolution progressive
L’aménagement raisonnable a été étendu aux personnes en situation de handicap aux États-Unis avec la section 504 du Rehabilitation Act de 1973. Cependant, c’est l’Americans with Disabilities Act (ADA) de 1990 qui a véritablement changé la donne. Cette législation pionnière pour l’époque a établi l’obligation pour les employeurs de supprimer les facteurs entravant l’accès au travail des personnes en situation de handicap.
Selon l’ADA, un aménagement raisonnable comprend :
“Tout changement ou ajustement d’un emploi ou d’un environnement de travail qui permet à un candidat ou un employé qualifié avec un handicap de participer au processus de demande d’emploi, d’accomplir les fonctions essentielles d’un emploi ou de bénéficier des mêmes avantages que les employés non handicapés.”
La définition de l’aménagement raisonnable dans l’article 2 de la CIDPH élargit cette notion au niveau international :
“On entend par « aménagement raisonnable » les modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres, de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales.”
Cette définition s’inscrit dans le cadre de l’égalité substantive, qui dépasse l’égalité formelle en tenant compte des inégalités structurelles. Là où l’égalité formelle applique indifféremment les mêmes règles à tous, l’égalité substantive s’efforce de corriger les déséquilibres en adaptant les normes pour garantir une réelle égalité des opportunités.
Il ne s’agit alors pas d’accorder un traitement de faveur aux travailleurs en situation de handicap. Il s’agit de rectifier un environnement qui n’a pas été pensé pour eux et compromet leur réelle chance de s’insérer dans la société.
L’obligation d’aménagement raisonnable est transposée dans la législation française par l’article L5213-6 du code du travail, modifié en 2019.
D’un processus d’aménagement raisonnable vers un processus d’aménagement durable ?
Contrairement à une solution universelle, l’aménagement raisonnable repose sur un processus interactif entre l’employeur et l’employé. Il s’agit d’identifier, par le dialogue, les ajustements nécessaires pour éliminer les obstacles spécifiques rencontrés par la personne concernée (Ferri & Lawson, 2016 ; Karjalainen & Ylhäinen, 2021).
Cette démarche met en avant plusieurs principes clés :
- Individualisation : Chaque situation de handicap est unique et nécessite une réponse adaptée. Par exemple, une personne atteinte de surdité peut nécessiter un interprète en langue des signes. Une autre personne sourde préférera un outil de transcription instantanée.
- Efficience: Les solutions doivent être réalistes et proportionnées, prenant en compte les ressources disponibles de l’employeur.
- Collaboration : L’aménagement raisonnable implique une collaboration entre le travailleur handicapé et d’autres membres de l’organisation, comme la mission handicap, les ressources humaines, le médecin du travail mais aussi le manager, les collègues, le département informatique, les directeurs de site, les architectes, le service achat… (Heraclide, 2023).
Par ailleurs, bien qu’individuel, le processus d’aménagement raisonnable peut engendrer des changements collectifs pour l’organisation :
- Changement des mentalités : En identifiant et en éliminant les pratiques discriminatoires, l’aménagement raisonnable incite les employeurs à adopter une vision plus inclusive.
- Accumulation des ajustements : Les modifications apportées à des situations individuelles peuvent, sur le long terme, redéfinir les pratiques organisationnelles et rendre l’environnement global plus inclusif pour tous.
- Impact sociétal : En transformant les mentalités individuelles, les entreprises peuvent jouer un rôle clé dans l’évolution de la société (Buckley & Quinlivan, 2021).
Pour maximiser son potentiel, le concept d’aménagement raisonnable pourrait évoluer vers le concept d’aménagement durable (Heraclide, 2023).
En effet, cette approche met l’accent sur l’adaptabilité continue des organisations et l’anticipation des facteurs d’exclusion, non seulement pour répondre aux besoins individuels, mais aussi pour intégrer une stratégie inclusive transversale et long-termiste. Un aménagement durable ne se limite pas à résoudre des cas spécifiques, mais vise à transformer l’organisation de manière proactive, en anticipant les besoins futurs et en créant des conditions favorables pour tous.
Conclusion : des aménagements raisonnables pour les TIH ?
L’aménagement raisonnable illustre une évolution significative vers une société plus inclusive, où les différences sont reconnues et valorisées. En s’appuyant sur un dialogue interactif et un processus flexible, il permet de lever les barrières qui entravent la pleine participation des personnes handicapées. Cependant, le concept nous interroge sur sa transposition au cas des TIH. Si l’article 2 de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 protège également les TIH face aux discriminations directes ou indirectes dans le monde du travail, l’obligation d’aménagement raisonnable semble difficilement transposable d’une relation employé/employeur vers une relation travailleur indépendant/client.
Des aménagements peu coûteux, rapides et facilement réalisables peuvent être envisagés, mais d’autres modifications plus poussées sont hors de portée. Notamment, la durée souvent courte de la mission d’un travailleur indépendant chez un client rend l’aménagement raisonnable complexe à appliquer. Cependant, d’autres solutions peuvent être explorées pour rendre un environnement accessible à un TIH ayant besoin d’aménagements afin de réaliser sa mission.
Par exemple, Linklusion développe un centre de compensation qui propose aux TIH des prestations d’aide humaine pour leur permettre d’accomplir leur mission malgré la situation de handicap.
Ainsi, ces prestations de compensation répondent au besoin d’aménagement ponctuel dont peuvent nécessiter certains TIH pour réaliser leurs missions.
Article rédigé par Dr Narcis Heraclide, responsable R&D.
Références
Bribosia, E., Ringelheim, J., & Rorive, I. (2010). Reasonable accommodation for religious minorities: promising concept for european antidiscrimination law. Maastricht Journal of European and Comparative Law, 17(2), 137-161.
Buckley, L. A., & Quinlivan, S. (2021). Reasonable accommodation in Irish equality law: An incomplete transformation. Legal Studies, 41(1), 19–38. https://doi.org/10.1017/lst.2020.14
Ferri, D. (2018). Reasonable accommodation as a gateway to the equal enjoyment of human rights: From New York to strasbourg. Social Inclusion, 6(1), 40–50. https://doi.org/10.17645/si.v6i1.1204
Ferri, D., & Lawson, A. (2016). Reasonable accommodation for disabled people in employment contexts. https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/ada7afd0-57ab-4495-8b03-f11757c561f6
Gründler, T. (2017). La théorie des accommodements raisonnables et sa réception en France. Délibérée, 2(2), 60–64. https://doi.org/10.3917/delib.002.0060
Heraclide, N. (2023). Capacité de transformation des organisations vers des futurs inclusifs et temporalités organisationnelles : de l’aménagement raisonnable à l’aménagement durable. (Thèse de doctorat, Université de Poitiers). https://theses.fr/s276992
Karjalainen, K., & Ylhäinen, M. (2021). On the obligation to make reasonable accommodation for an employee with a disability. European Labour Law Journal, 12(4), 547–563. https://doi.org/10.1177/20319525211027430
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