Plaidoyer dans l’ESS : peut-on transformer les politiques publiques en restant aligné avec ses convictions ?

Le plaidoyer est aujourd’hui devenu un outil incontournable pour les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS). Associations, ONG, coopératives et autres organisations de la société civile y recourent pour peser sur les politiques publiques et renforcer leur utilité sociale. Lors d’un webinaire sur le rôle de la recherche dans la construction des plaidoyers, nous avons abordé des exemples opérationnels avec des acteurs phares du secteur de l’ESS, comme Lulu dans ma Rue, le Social Bar et Ellyx. Dans cet article, nous tenterons de prolonger cette conversation en allant voir du côté de la littérature scientifique.

Si l’écriture d’un plaidoyer fait souvent partie de la palette d’action des bénévoles, on observe désormais une professionnalisation croissante de la pratique. Il existe d’ailleurs des formations universitaires destinées aux activités de plaidoyer, comme le M2 Droit du plaidoyer et affaires publiques de l’université Paris-Dauphine. Un autre marqueur de cette professionnalisation est l’essor du plaidoyer fondé sur des preuves (evidence-based advocacy). Pour mieux convaincre les pouvoirs publics, les plaideurs professionnels apprennent à mobiliser des données et des théories issues de la recherche. Par ailleurs, dans un contexte où les acteurs associatifs sont en compétition pour accéder aux financements disponibles, le plaidoyer fondé sur les preuves devient un moyen de démontrer la valeur ajoutée de l’action menée (Hunsmann, 2016). Aussi, les plaideurs n’ont-ils pas pour seule mission la formulation d’un argumentaire convainquant – indirectement ou directement, ils participent à renforcer la légitimité et la pérennité de leur organisation. 

Le plaidoyer s’apparente donc à un exercice technique, où les chiffres prévalent sur l’argument moral. Par exemple, dans la lutte contre la mortalité maternelle, l’utilisation du plaidoyer fondé sur des preuves est devenue la norme. Il s’agit de démontrer, chiffres à l’appui, le gain économique qu’apporte la réduction de la mortalité maternelle à la société (Storeng & Béhague, 2014). Au paroxysme de cette vision utilitariste, on retrouve le slogan “Invest in Women – Its Pays” (investissez dans les femmes, c’est payant) de l’ONG Women Deliver. Des enjeux sociaux aussi sensibles que la mortalité des femmes durant l’accouchement sont jugés selon leur retour sur investissement, et les acteurs de terrain doivent désormais “jouer le jeu des chiffres” pour se faire entendre.

Repenser le plaidoyer fondé sur les preuves s’avère alors nécessaire pour réintrodudire les notions de justice, d’équité et de droits dans les débats (Storeng & Béhague, 2014). Pour ce faire, la relation de confiance et les échanges entre les chercheurs et les professionnels doit être renforcée, afin que les savoirs produits soient mieux partagés, compris et utilisés de manière critique (Nichols et al., 2020). Ensuite, plutôt que les chiffres et le coût de revient, ce sont surtout les personnes concernées par la cause plaidée qui sont à mettre au cœur du plaidoyer, en leur redonnant une capacité d’agir sur les représentations et les propositions politiques qui les concernent. Cela implique de ne pas uniquement parler pour les bénéficiaires, mais aussi avec eux, voire par eux.

Enfin, à rebours d’une vision purement utilitariste, le plaidoyer pourrait également être un espace où le rêve est permis. En se concentrant uniquement sur « ce qui fonctionne » selon des indicateurs prédéfinis, le risque est de brider les expérimentations sociales, les approches alternatives et les visions transformatrices (Riolo et al., 2025). Or, si un plaidoyer en faveur d’une cause sociale ou environnementale mobilise des éléments rationnels, n’est-ce pas également son rôle que de faire appel à notre imaginaire pour concevoir un futur plus désirable ?

Loin d’être une simple technique d’influence, le plaidoyer est un espace stratégique où se jouent des rapports de pouvoir, des visions du monde et des formes de légitimité. Sa professionnalisation et sa rationalisation ont permis de renforcer son efficacité, mais aussi de révéler des risques de standardisation et de dépolitisation. Repenser le plaidoyer dans l’ESS, c’est donc renouer avec sa vocation première : porter la voix de celles et ceux qu’on n’entend pas, proposer des alternatives, et expérimenter de nouvelles manières de faire société. Cela suppose de croiser les savoirs scientifiques, l’expérience vécue et l’imaginaire politique. Chez Linklusion, c’est le pari que nous avons fait avec “l’atelier des futurs inclusifs” – un exercice prospectif afin d’imaginer les futurs désirables pour les TIH d’ici 2050, dont nous vous parlerons très prochainement… 

Article rédigé par Dr Narcis Heraclide, responsable R&D.

Si vous voulez continuer à explorer cette relation complexe entre plaidoyer et recherche dans l’ESS, nous vous invitons à visionner le replay de notre webinaire sur ce sujet :

Foucraut, E. (2023). Guide du plaidoyer : Bâtir sa stratégie d’influence pour faire évoluer la loi. Dunod.

Hunsmann, M. (2016). Le « plaidoyer fondé sur des preuves » dans l’action sanitaire internationale Vers un nouveau type d’ingénierie sociale ? Revue d’anthropologie des connaissances, 2(2), 219-243. https://doi.org/10.3917/rac.031.0219.

Nichols, N., Malenfant, J., & Schwan, K. (2020). Networks and evidence-based advocacy: influencing a policy subsystem. Evidence & Policy, 16(4), 639-659.

Ollion, É., & Siméant, J. (2015). Le plaidoyer, entre logiques internationales et usages locaux. Critique internationale, (67), 9–19.https://doi.org/10.3917/crii.067.0009

Riolo, C., Arnaud, C., Auquier, C. et Karmouni, H.-E. (2025). Le plaidoyer : une pratique des organisations alternatives qui vise à destabiliser et transformer le champ. Revue de l’organisation responsable, . 20(1), 33-39. https://doi.org/10.3917/ror.201.0033.


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Une réflexion sur “Plaidoyer dans l’ESS : peut-on transformer les politiques publiques en restant aligné avec ses convictions ?

  • TRIMBOUR

    Très bon article. Une façon de pensée tout à fait adaptable aux professions de la santé. En qualité de Psychopédagogue, par exemple, puisque nous passons de l’anamnèse jusqu’au bilan psychopédagogique, nous voyons dans notre corps de métier, des personnes avec des difficultés de santé pendant leur grossesse. Il est vrai que la problématique de morbidité et de la mortalité de femme à l’accouchement, reste un vaste sujet. Merci pour votre partage. Au plaisir d’en découvrir d’avantage sur votre projet, alors.


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