Intelligence artificielle et handicap : révolution inclusive ou machine à exclure ?


L’intelligence artificielle (IA) s’immisce dans tous les aspects de notre quotidien, promettant des avancées spectaculaires, notamment dans le domaine de la santé. Pour les personnes en situation de handicap, elle peut représenter un immense espoir en termes de compensation du handicap, en développant par exemple des technologies d’assistance avancées.
Cependant, une question cruciale demeure : cette révolution technologique est-elle véritablement inclusive ? Une équipe de chercheurs canadiens a mené une vaste revue de la littérature scientifique pour dresser un état des lieux de la relation entre IA et handicap. Leurs conclusions, publiées en 2024, révèlent un tableau contrasté, oscillant entre des bénéfices tangibles et des dérives inquiétantes qui pourraient renforcer les préjugés et la discrimination.
En analysant 45 études publiées au cours des cinq dernières années, les chercheurs ont identifié trois grands domaines où l’IA démontre un potentiel certain pour améliorer la vie des personnes en situation de handicap :
C’est le champ d’application le plus exploré, représentant plus de 70 % des études axées sur les bénéfices de l’IA. Les algorithmes d’apprentissage automatique (machine learning) peuvent être utilisés pour
L’IA est le moteur de nouveaux outils conçus pour compenser certaines limitations fonctionnelles et accroître l’autonomie. Les recherches portent notamment sur des systèmes capables de reconnaître les émotions d’enfants polyhandicapés à partir de signaux physiologiques pour faciliter la communication. D’autres projets développent des robots d’assistance pour faire les courses ou des véhicules autonomes pour les personnes malvoyantes, leur permettant de se déplacer plus librement.
Bien que ce domaine soit encore minoritaire (seulement deux études sur 35), des chercheurs développent des plateformes virtuelles qui utilisent l’IA pour analyser des milliers de documents juridiques et de témoignages. L’objectif est de détecter les discriminations systémiques et de fournir aux associations des outils efficaces pour défendre les droits des personnes handicapées, en s’appuyant sur des textes fondateurs comme la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées.
Malgré ces avancées prometteuses, l’étude met en lumière une réalité beaucoup plus contrastée. La recherche actuelle sur l’IA et le handicap est massivement dominée par une vision validiste et médicale, qui perpétue des biais discriminatoires. En effet, près de 60 % des études examinées abordent le handicap sous un angle purement médical : il est perçu comme une déficience, un problème à corriger ou à gérer. Cette approche ignore complètement le modèle social du handicap, qui stipule que le handicap naît de l’interaction entre une personne ayant des incapacités et les barrières environnementales et sociales (un bâtiment sans rampe, un site web inaccessible, des préjugés à l’embauche). En se concentrant uniquement sur l’aspect médical, la recherche en IA risque de créer des outils qui « réparent » les individus au lieu de concevoir des solutions qui rendent la société plus inclusive.
Le constat le plus alarmant est sans doute que, sur l’ensemble des études ayant développé un modèle d’IA, aucune n’a mesuré ou tenté de corriger les biais potentiels de son algorithme. L’IA apprend à partir des données qu’on lui fournit. Si ces données reflètent les préjugés existants dans la société, l’IA les apprendra et les amplifiera. Ce phénomène, appelé « biais algorithmique », a des conséquences directes :
Enfin, l’utilisation de technologies d’assistance connectées en permanence soulève de sérieuses questions de confidentialité et de sécurité des données, particulièrement pour les personnes avec une déficience intellectuelle qui ne sont pas toujours en mesure de donner un consentement éclairé. Le coût élevé de ces technologies comporte également le risque de creuser davantage les inégalités, les rendant accessibles uniquement aux plus privilégiés.
Face à ce constat, les auteurs de l’étude formulent sept recommandations clés pour réorienter la recherche et le développement de l’IA. Ils appellent à un véritable changement de paradigme, fondé sur la justice et l’équité. D’après eux, il est urgent de :
Ainsi, l’intelligence artificielle n’est ni une panacée ni une fatalité. Elle est un outil dont l’impact dépendra entièrement des choix que nous faisons aujourd’hui. Le potentiel de l’IA pour créer une société plus équitable est immense, mais il ne se réalisera que si nous cessons de considérer le handicap comme un problème technique à résoudre. Pour que la promesse d’un avenir meilleur pour tous ne se transforme pas en un futur de l’exclusion, il est impératif d’adopter une approche fondée sur la justice et de s’assurer que les personnes en situation de handicap ne soient plus de simples sujets d’étude, mais des acteurs à part entière de cette révolution technologique.
Article rédigé par Dr Narcis Heraclide
El Morr, C., Kundi, B., Mobeen, F., Taleghani, S., El-Lahib, Y., & Gorman, R. (2024). AI and disability: A systematic scoping review. Health Informatics Journal, 30(3). https://doi.org/10.1177/14604582241285743