Le programme TIH Booster de Linklusion repose sur le dispositif des entreprises d’insertion par le travail indépendant (EITI). Ce nouveau modèle, apparu fin décembre 2018, vise à insérer des personnes éloignées de l’emploi en leur permettant d’exercer une activité indépendante, tout en étant accompagnées par une structure dédiée. Structures d’Insertion par l’Activité Economique (SIAE), les EITI sont encore en phase d’expérimentation, ce qui pose une question majeure… Quel est l’impact social des EITI ? Et, surtout, comment l’évaluer ?
Évaluer l’impact social par les chiffres
L’évaluation de l’impact social est devenue incontournable pour les organisations de l’économie sociale et solidaire (ESS), dont font partie les EITI. En effet, face aux attentes des financeurs publics et privés, il s’agit de démontrer la pertinence et l’efficacité des actions menées par rapport à la mission sociale des organisations. Plus d’une centaine d’outils d’évaluation de l’impact social sont à dispositions des organisations de l’ESS (Stievenart & Pache, 2014). Le plus connu est peut-être le SROI (social return on investment) ou retour social sur investissement. Le SROI permet de traduire l’impact social en valeur monétaire (Corvo et al., 2022). Par exemple, il peut évaluer les économies réalisées par l’hôpital public suite à la réduction des cancers du poumon grâce aux actions de prévention anti-tabac (Arvidson et al., 2013). Si la valeur monétaire a le mérite de transmettre un message clair et lisible pour les financeurs, peut-on mesurer la valeur économique de toute action et, plus généralement, est-ce toujours pertinent de le faire ?
D’après Ormiston et Seymour (2011), le fait de vouloir quantifier l’impact social risque de détourner les organisations de leur véritable mission. En effet, au lieu de chercher à créer de la valeur sociale, elles finissent par se concentrer uniquement sur ce qui améliore leurs indicateurs chiffrés. Ce phénomène pousse les entreprises sociales à adopter une logique de performance économique classique, où seuls les résultats mesurables comptent (Jany-Catrice & Méda, 2013). Or, de nombreux effets sociaux sont trop complexes pour être réduits à des chiffres. Ainsi, en cherchant à copier les modèles d’évaluation financière, ces structures passent parfois à côté d’une grande partie de la richesse sociale qu’elles produisent. Pire encore, le recours excessif aux indicateurs quantitatifs est souvent lié à une difficulté à définir clairement leur mission sociale et à déterminer des objectifs adaptés (Ibid.).
Les structures de l’IAE, un impact économique ou social ?
Pour se rendre compte de la difficulté à mesurer l’impact social, prenons l’exemple du secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE), qui vise à aider les personnes éloignées de l’emploi à se réinsérer. L’État impose l’usage d’indicateurs comme le « taux de sorties dynamiques», qui comptabilise les personnes retrouvant un emploi ou accédant à une formation à la fin de leur parcours. Mais cette évaluation par un taux chiffré réduit l’impact social de l’accompagnement à des résultats simples et immédiats, au détriment d’effets plus profonds, parfois invisibles, mais essentiels pour les individus (Stievenart & Pache, 2014). C’est d’autant plus problématique que les effets de l’accompagnement vont bien au-delà du travail : ils touchent aussi la confiance en soi, les relations sociales, et l’estime personnelle (Dufour, 2015).
À l’origine, l’objectif de l’IAE était de recréer du lien social et d’aider chacun à se reconstruire, avec l’activité économique comme outil – pas comme finalité (Semenowicz, 2018). Or, avec le temps, et surtout sous l’effet des politiques publiques, le secteur s’est aligné sur les objectifs d’emploi. En effet, sa performance est désormais jugée presque exclusivement à partir des taux d’insertion professionnelle (Ibid.). Cela change profondément la logique des structures d’insertion : on passe d’une approche centrée sur l’accompagnement global des personnes à des logiques plus utilitaristes (Gianfaldoni & Rostaing, 2010). Ainsi, la mesure d’impact social n’est jamais neutre, même quand elle se veut “objective” grâce à l’utilisation de chiffres. Par ailleurs, en évaluant l’impact des structures de l’IAE uniquement à travers des indicateurs chiffrant la situation professionnelle, tout le travail social réalisé en coulisses devient invisible (Balzani, 2022). Cela pose encore plus de questions quand l’accompagnement s’adresse à des personnes en situation de handicap, dont les besoins spécifiques demandent une personnalisation accrue, notamment en revalorisant l’accompagnement social (IGAS, 2022).
Quelles alternatives pour la mesure d’impact social des EITI ?
Une mesure d’impact centrée sur la situation professionnelle
Actuellement, l’impact social des EITI comme celles de Linklusion est donc évalué par la situation professionnelle des entrepreneurs accompagnés à la fin de leur parcours. Une telle mesure d’impact suppose donc que le fait de générer du chiffre d’affaires via son activité indépendante est directement lié à l’accompagnement, sans forcément en avoir la preuve. Or, les recherches montrent qu’il n’existe pas de lien clair entre l’accompagnement entrepreneurial et la réussite financière d’un projet. il serait alors plus judicieux d’évaluer les apprentissages auxquels contribue l’accompagnement dans le parcours de l’entrepreneur (Messeghem et al., 2013).



Apprendre à évaluer les apprentissages
Deux concepts peuvent aider à mieux évaluer ces apprentissages : les « soft outcomes » et le « chemin parcouru » (Bibeau & Meilleur, 2022). Les soft outcomes désignent des progrès personnels et relationnels : plus de confiance en soi, plus d’autonomie, envie d’agir, travail en groupe, etc. Ce ne sont pas des résultats visibles comme un chiffre d’affaires, mais ce sont des avancées importantes, surtout pour des personnes en situation de vulnérabilité. Le chemin parcouru, quant à lui, mesure l’évolution entre la situation de départ et la situation atteinte, en tenant compte du parcours unique de chaque personne. L’avantage de cette approche est qu’elle se fait au fil de l’accompagnement, pas seulement à la fin. Cela permet de maintenir un dialogue constant avec la personne, d’ajuster les objectifs, et de reconnaître les progrès, même s’ils ne se traduisent pas immédiatement par un emploi ou des revenus. Cette façon de faire tient aussi compte du fait que l’impact social ne se mesure pas à court terme, mais bien dans la durée (Williams et al., 2023). Par exemple, certains accompagnements permettent aux entrepreneurs de développer des compétences relationnelles et émotionnelles qui les aideront à mieux surmonter un échec futur (Jaouen, 2022). Il ne s’agit donc pas seulement de savoir si la personne gagne de l’argent, mais de comprendre si elle avance dans un projet qui a du sens pour elle (Bornard et al., 2019).
Une alternative à la standardisation des indicateurs
Enfin, comme le notent Leclerc & Sibieude (2025), une alternative à la standardisation de la mesure d’impact est possible grâce à l’harmonisation d’indicateurs d’impact à un niveau sectoriel. Plutôt que d’imposer les taux de sorties dynamiques comme mesure d’impact à toutes les structures de l’IAE, il serait pertinent d’amorcer un travail collectif afin de construire un référentiel identifiant les impacts prioritaires du secteur. Ainsi, ce référentiel permettrait à chaque structure d’ajuster sa stratégie d’impact pour œuvrer à un objectif collectif, comme celui de développer la capacité de personnes éloignées de l’activité économique à construire un projet professionnel qui fasse sens pour elles.
Conclusion
L’évaluation de l’impact social des EITI ne peut se limiter à la simple lecture d’indicateurs chiffrés sur l’emploi ou le chiffre d’affaires généré. Ces mesures, bien que rassurantes pour les financeurs, peinent à capturer la richesse et la complexité des transformations opérées dans le parcours des personnes accompagnées. Dans un contexte où l’insertion par l’activité économique est aussi – voire avant tout – une reconstruction personnelle, relationnelle et sociale, il devient nécessaire de repenser les modalités d’évaluation de l’impact. Plutôt que d’évaluer uniquement des résultats immédiats, une approche plus qualitative pourrait s’attacher à mesurer l’effet de l’accompagnement sur la capacité des personnes à construire un projet professionnel qui fasse sens pour elles. Cela implique de faire de l’évaluation un outil de dialogue et d’ajustement, au service de l’émancipation des personnes accompagnées. En s’ancrant dans cette logique, les EITI pourraient devenir des espaces d’expérimentation sociale où l’entrepreneuriat est un moyen, non une fin, pour développer un futur choisi plutôt que subi.
Ainsi, mesurer l’impact social des EITI reviendrait à se poser une question fondamentale : dans quelle mesure l’accompagnement a-t-il permis à la personne de se rapprocher du projet de vie qu’elle souhaite réellement construire ? Replacer cette question au cœur de l’évaluation, c’est reconnaître que l’impact véritable réside souvent dans l’invisible – dans la capacité retrouvée de rêver, de choisir, d’agir.
Bibliographie
Arvidson, M., Lyon, F., McKay, S., & Moro, D. (2013). Valuing the social? The nature and controversies of measuring social return on investment (SROI). Voluntary Sector Review, 4(1), 3–18. https://doi.org/10.1332/204080513×661554
Balzani, B. (2022). L’IAE : un monde social à la reconquête du pouvoir d’agir au sein des politiques publiques d’insertion. Empan, n° 127(3), 96–103. https://doi.org/10.3917/empa.127.0096
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Leclerc, E. & Sibieude, T. (2025). La mesure d’impact : intégrer l’impact social et environnemental dans sa performance économique. Dunod.
Messeghem, K., Sammut, S., Chabaud, D., Carrier, C., & Thurik, R. (2013). L’accompagnement entrepreneurial, une industrie en quête de leviers de performance ? Management International, 17(3), 65. https://doi.org/10.7202/1018267ar
Ormiston, J., & Seymour, R. (2011). Understanding Value Creation in Social Entrepreneurship: The Importance of Aligning Mission, Strategy and Impact Measurement. Journal of Social Entrepreneurship, 2(2), 125–150. https://doi.org/10.1080/19420676.2011.606331
Semenowicz, P. (2018). Les dilemmes de l’insertion par l’activité économique : à la recherche du meilleur compromis. Formation Emploi, 141, 175–192. https://doi.org/10.4000/FORMATIONEMPLOI.5327
Stievenart, E., & Pache, A.-C. (2014). Evaluer l’impact social d’une entreprise sociale : points de repère. Revue Internationale de l’économie Sociale: Recma, 331, 76. https://doi.org/10.7202/1023486ar
Williams, T. A., Nason, R., Wolfe, M. T., & Short, J. C. (2023). Seizing the moment—Strategy, social entrepreneurship, and the pursuit of impact. Strategic Entrepreneurship Journal, 17(1), 3–18. https://doi.org/10.1002/sej.1456